Quel avenir pour le franc CFA?

CFA d’Afrique de l’Ouest et CFA d’Afrique centrale Photo: Thierry Hommel

 

En Afrique de l’Ouest comme en Afrique Centrale, l’auditoire des débats monétaires s’est élargi. De plus en plus contestés, les francs CFA sont rendus responsables de la mauvaise situation économique des pays qui partagent ces devises.

Il y a encore 10 ans encore, le débat sur le fonctionnement des zones franc était présenté comme un sujet technique, relatif à l’efficacité monétaire. Alors circonscrit aux arènes académiques, politiques et aux  cercles économiques, le débat sur le fonctionnement des francs CFA a progressivement élargi sont auditoire et gagné la rue. En Afrique de l’Ouest, certains intellectuels, artistes, ou personnalités politiques critiquent désormais ouvertement un franc CFA. Le débat embrasse des arguments symboliques, politiques ou encore économiques. Relique coloniale, « instrument de servitude volontaire » ou « monnaie des élites locales » pour ses détracteurs, le CFA reste un « modèle de stabilité monétaire » au dire de ses défenseurs1.

 

Contexte de naissance du franc des colonies 

A l’issue de la seconde guerre mondiale, sur fond de changement de l’ordre monétaire international, la France doit reconstruire son économie et entend restaurer son emprise économique sur son empire colonial. Dans le sillage des accords de Bretton Woods signés en 1944, le Fond monétaire internationale (FMI) et de la Banque internationale pour le développement (désormais Banque mondiale) sont institués. Avec le nouveau système, les monnaies en circulation disposent d’une parité fixe et ajustable vis-à-vis du dollar américain, devenu la seule monnaie directement convertible en or.

Le franc des colonies du Pacifique (CPF) et le franc des colonies d’Afrique (CFA) sont instaurés en 1945 et leur parité vis-à-vis du franc français est établie à 1,70 franc français. L’économie hexagonale est  certes affaiblie en 1945, mais cette parité ne reflète pas le différentiel réel de performance entre l’économie métropolitaine et celle de ses colonies africaines. Peu développées, leur mise en valeur économique est essentiellement rentière et extravertie. Dans ce contexte, la surévaluation du CFA agit comme 1) une subvention aux importations – elle permet de rendre les produits manufacturés métropolitains attractifs pour les colonies et 2) une taxe aux exportations: elle affecte la compétitivité des produits coloniaux sur les marchés internationaux. La métropole, qui peut les acquérir sans acheter les devises nécessaires, devient alors le marché de destination privilégié pour de produits de rente, stratégiques pour l’économie métropolitaine et exportés d’Afrique occidentale française et d’Afrique équatoriale française. 

A la fin des années 1950, alors que l’empire colonial s’étiole pour finalement disparaître, la France va maintenir, en les aménageant au final fort peu, des unions monétaires avec anciennes colonies nouvellement indépendantes. Un coup de force selon l’économiste camerounais Joseph Tchundjang Pouemi qui souligne que « la France est, en effet, le seul pays du monde à avoir réussi l’extraordinaire exploit de faire circuler sa monnaie, et rien que sa monnaie, dans des pays politiquement libres »2. 

L’exploit s’est inscrit dans la durée : plus de soixante ans après, le franc CFA reste la monnaie officielle de quinze pays d’Afrique francophone répartis en trois unions monétaires.

  1. l’Union économique et monétaire de l’Afrique de l’ouest (UEMOA) et ses huit Etats membres. Le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, la Guinée Bissau, le Mali, le Niger, le Sénégal, le Togo ont en partage le Franc de la communauté financière en Afrique (FCFA). Sa banque centrale est la banque centrale des Etats d’Afrique de l’ouest (BCEAO). 
  2. la Communauté économique des Etats d’Afrique centrale (CEMAC) et ses Etats membresLe Cameroun, la République Centrafricaine, la République du Congo, le Gabon, la Guinée équatoriale et le Tchad utilisent le Franc de la coopération financière en Afrique centrale. Sa banque centrale est la Banque des Etats de l’Afrique centrale (BEAC)
  3. Les Comores utilisent le Franc comorien. La Banque centrale est la banque centrale des Comores (BCC).

Convertible uniquement en franc français, le franc CFA s’est maintenu alors que la France adoptait l’Euro. Désormais, le maintien de l’acronyme CFA confère à ces devises un relent colonial parfois entretenu au delà des réalités par ses détracteurs3.

 

Principes de fonctionnement des unions monétaires

Le FCFA a une parité fixe avec l’Euro (1 euro = 655,957 FCFA)4. Cette parité fixe n’est qu’un des quatre grands principes qui encadrent la gestion des zones CFA. On peut les présenter comme suit. 

  1. Libre convertibilité : en principe, les transferts (transactions courantes et mouvements de capitaux) sont libres à l’intérieur de la Zone UEMOA. 
  2. Parité  fixe: le CFA est convertible en Euro, à des parités fixes et sans limitation de montants.
  3. Garantie illimitée : la convertibilité des monnaies émises par les différents instituts d’émission de la Zone franc est garantie « sans limite » par le Trésor français. En contrepartie de la convertibilité illimitée garantie par la France, les banques centrales africaines sont tenues de déposer au moins 50% de leurs réserves de change auprès du Trésor français, sur le compte d’opérations ouvert au nom de chacune d’elles.
  4. Compte d’opérations : la mise en oeuvre des principes définis précédemment est rendue possible par l’application d’un mécanisme particulier, les comptes d’opération. Le compte d’opération est le mécanisme fondamental de liaison entre le Trésor français et les Banques centrales de la Zone Franc. Les avoirs extérieurs des pays membres de chacune des zones, résultant des opérations d’importation et d’exportation publiques ou privées qu’ils réalisent, ainsi que des transferts financiers des opérateurs, sont centralisés, au moins à hauteur de 50 %, dans un compte ouvert auprès du Trésor français. Cette centralisation permet l’exercice de la garantie illimitée du franc CFA par la France. En effet, en cas de situation créditrice, ce compte est rémunéré au profit des Etats africains membres. En cas de déficit, une rémunération est également prévue, dans certaines conditions, au profit de la France. Les Etats membres peuvent ainsi acquérir des Euros quelle que soit la situation négative de leur balance des paiements. 

Si les banques centrales peuvent théoriquement recourir sans limitation aux avances du Trésor français, cette possibilité ne correspond pas à l’esprit des accords. Les avances revêtent un caractère exceptionnel et diverses mesures préventives existent afin d’éviter que ces comptes ne soient durablement débiteurs. Les statuts de la BCEAO précisent ainsi que lorsque les disponibilités en compte d’opérations présentent une évolution qui laissera prévoir leur insuffisance pour faire face aux règlements à exécuter, elle devra 1) alimenter le compte d’opérations par prélèvement sur les disponibilités qu’elle aura pu se constituer en devises étrangères autres que l’euro, 2) demander la cession à son profit, contre francs CFA, des devises détenues par les organismes publics ou privés des pays membres selon la pratique dite du « ratissage » et 3) inviter les Etats membres à exercer leurs droits de tirage sur le Fonds monétaire international. Dans le même état d’esprit, lorsque le rapport entre les avoirs extérieurs nets et les engagements à vue de chacune des Banques centrales est demeuré, au cours de trois mois consécutifs inférieur à 20 %, le Conseil d’administration de la Banque centrale concernée se réunit en vue d’adopter les mesures appropriées : relèvement des taux directeurs, réduction des montants de refinancement.

 

Un paternalisme monétaire contesté sur le terrain ?

Dans la lignée de l’économiste camerounais Joseph Tchundjang Pouemi, des auteurs comme Pigeaud et Samba Sylla (2018)5 critique le paternalisme monétaire de l’Etat français. Ils qualifient le FCFA « d’arme invisible de la Françafrique » ; de son côté, Kako Nubukpo et al (2016)6, l’appréhendent en instrument de « servitude volontaire » qui, dans une Afrique post indépendance, permettrait à l’ex puissance coloniale et aux élites africaines extraverties qu’elle entretiendrait, de maintenir leurs intérêts réciproques. Plus de 60 ans après les Indépendances, ces opposants au CFA  insistent sur les faits suivants : les pays des zones UEMOA et CEMAC utilisent des monnaies fabriquées en France ; les principes de gestion et de fonctionnement des unions monétaires permettent à la France d’intervenir sur les politiques monétaires et économiques des Etats de la zone franc ; 50% des réserves de change des banques centrales des zones franc doivent être rapatriées à la Banque de France. 

A travers ce système CFA, la France bafouerait la souveraineté monétaire – battre monnaie, choisir ses politiques monétaires au service de ses politiques économiques – des états des zones franc. Ces argument résonnent notamment à travers le mouvement « Y’en a marre », né en 2011 à l’initiative de rappeurs et de journalistes dont les critiques cristallisent une opposition latente à l’ancienne puissance coloniale et aux fondements supposés de la Zone franc – néocolonialisme, interventions pour positionner sur la scène politique des personnalités favorables à ses intérêts économiques et géostratégiques, défense des intérêts des opérateurs économiques hexagonaux, pillage des ressources, etc. 

 

Une efficacité économique inadaptée aux grands enjeux de l’UEMOA? 

Alors que les défenseurs du CFA soulignent que « grâce à l’ancrage sur le franc puis sur l’euro, les pays africains de la Zone franc ont connu une inflation très sensiblement inférieure à celle des autres pays d’Afrique… », les détracteurs opposent à cet avantage le coût de cette stabilité pour des pays en développement. 

Les structures institutionnelles des zones CFA rendent la politique monétaire rigide et, dans bien des cas, trop restrictive compte tenu du niveau de développement des pays concernés : maintenir constante la parité de la monnaie nationale à parité définie avec l’Euro nécessite d’avoir continuellement des réserves de change en quantité suffisante. Or, ces réserves se constituent dans des économies « rentières » par le biais de la vente de matières premières dont les cours sont volatiles et cycliques. Il faut donc épargner lorsque les prix sont élevés pour ne pas « sortir des clous » lorsque les prix de ces matières premières baissent. En agissant de la sorte, la politique monétaire des zones francs limite la capacité des Etats à financer leur développement par le biais de l’endettement public et augmenterait leur dépendance aux sources de financement extérieur que sont l’Aide apportée par les partenaires techniques au développement et les marchés financiers. 

De plus, le contrôle de la masse monétaire par les Banques centrales destiné à maintenir la parité avec l’Euro contracte le crédit intérieur des banques d’affaires à un secteur privé sous financé et encore très informel. Dans la zone UEMOA, l’octroi de liquidité est essentiellement limité aux secteurs extravertis et peu favorable aux investissements endogènes des petites entreprises implantés localement. Il entrave la création d’emploi dans un tissus économique privé local. La stabilité par contre, sert les intérêts des opérateurs économiques étrangers qui peuvent dégager des zones pauvres des profits convertibles en Euro sans risque de change. 

 

Conclusion

A suivre les détracteurs du système, il est urgent de donner plus de flexibilité au taux de change des francs CFA et de faire évoluer le mécanisme du compte d’opération (au profit, comme le réclament certains chefs d’Etat africains, de comptes d’avance?)7. Répondre aux accusations de paternalisme monétaire hexagonal implique aussi de réviser rapidement les droits d’intervention de la France dans le système monétaire refondé. Or, la France se montre désormais attentive aux critiques. Dans son dialogue avec les étudiants tenu le 28 novembre à Ouagadougou (Burkina Faso), le Président Emmanuel Macron déclarait ainsi : « J’accompagnerai la solution qui sera portée par l’ensemble des présidents de la zone franc….S’ils veulent en changer le périmètre, j’y suis plutôt favorable. S’ils veulent en changer le nom, j’y suis totalement favorable. Et s’ils considèrent qu’il faut même supprimer totalement cette stabilité régionale et que c’est mieux pour eux, moi je considère que c’est eux qui décident et donc je suis favorable »8. 

Si des réformes monétaires – ajustement ou disparition du FCA peuvent certainement stimuler l’économie de la sous-région ouest africaine, elles ne doivent pas masquer l’importance d’une appréhension plus globale et systémique des causes de la fragilité économique et sociale de ces zones. Une réforme monétaire restera sans effet si elle n’est pas accompagnée par un ensemble de mesure visant la bonne gouvernante publique et l’amélioration du cadre des affaires. mais c’est en premier lieu un changement d’attitude des banques commerciales qui semble nécéssaire.  Aujourd’hui, les taux directeurs de la Banque centrale (BCEAO) en vigueur dans l’UEMOA sont de 4,5%. Ces taux ne justifient pas les politiques rentières conduites par les banques commerciales dans l’UEMOA : absence de financement à long terme, prêts à des taux beaucoup plus élevés que les taux de la BCEAO (10% en moyenne!), et financement quasi exclusif d’entreprises tournées vers le marché extérieur, soit une absence totale de prise de risques. La politique restrictive de la banque centrale et l’arrimage à l’Euro posent question, mais ils ne suffisent pas  à expliquer  le sous-financement d’une économie sur-liquide et la situation économique des pays de l’UEMOA ou de la CEMAC. Encore très informelles, ces économies restent des économies à risque pour des investisseurs. Si l’on ajoute à cela le fait que   le secteur public n’est pas performant, que  la corruption reste endémique, que les infrastructures sont peu compétitives et que la formation des ressources humaines reste  inadaptée aux besoins recensés sur le marché du travail, on comprend qu’indépendamment des principes de gestion monétaire de la Zone franc, d’autres éléments justifient la faible activité des organismes de crédits auprès des populations. Malheureusement, la politique restrictive des Banques centrales et les politiques rentières et ultra prudentes des banques commerciales trouvent encore un bon relai dans l’état de pauvreté et de désoeuvrement des populations9.

 


Note bibliographiques

  1. S’il plaide pour des aménagements du fonctionnement du FCFA, le président sénégalais Macky Sall déclarait le 21 décembre 2016 «…Nous avons une institution forte et crédible, poursuit-il. Et il ne faut pas la déstabiliser, car, quoi que l’on dise, le franc CFA est une monnaie stable. Cela dit, si on arrive à nous prouver, sans considération politicienne, de lutte anticoloniale par exemple, qu’il faut choisir une autre voie, nous sommes assez autonomes et responsables pour l’emprunter. Pour le moment, j’aimerais qu’on nous éclaire davantage. En attendant, je dis que le franc CFA est une bonne monnaie à garder». Les présidents ivoiriens Alassane Ouattara et béninois Patrice Talon avaient alors également fait des déclarations favorables au FCFA.
  2.  Tchundjang Pouemi J. (1979), Monnaie, servitude et liberté, la répression monétaire de l’Afrique, 2ème édition, Editions Menaibuc, Yaoundé, 285 p., p. 27.
  3. Le dépôt de réserve à la Banque de France est souvent présenté en« impôt colonial ». Concrètement, le paternalisme monétaire entrave à la fois la conduite de politiques monétaires autonomes et le placement de ces sommes sur des marchés financiers plus lucratifs. Mais est-il si favorable aux autorités françaises sur le plan économique? En effet, ces dépôts sont rémunérés via intérêts aux pays membres des Zones franc (à des taux inférieurs). Ils ont donc un coûts, certes faible, mais réel pour le Trésor français. De plus, les montants déposés dans les comptes d’opérations, importants pour les états de la zone franc seraient peu significatifs pour le Trésor français. Sous cet angle, la situation pénaliserait plus les états de la zone franc qu’elle ne favoriserait directement la France.
  4. Banque de France (2017), « la Zone franc », Note d’information,  septembre : https://www.banque-france.fr/sites/default/files/media/2017/10/12/ni_zf_09_2017.pdf
  5. Pigeaud F. et Sylla N. S. (2018), L’arme invisible de la françafrique, une histoire du franc CFA, Paris, Editions la découverte, Paris, 227 p.
  6. Nubukpo K. et al (2016), Sortir l’Afrique de la servitude monétaire, à qui profite le franc CFA ?, La Dispute, Paris, 248 p.
  7. Sylviane Guillaumont Jeanneney S. et Guillaumont P. (2017), « Quel avenir pour les francs CFA ? », Ferdi Document de travail 188, mai: https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01532391v2/document
  8. Reuters (2017), « Macron se dit totalement ouvert sur l’avenir du franc CFA », 28 novembre:  https://fr.reuters.com/article/topNews/idFRKBN1DS1VD-OFRTP
  9. Pour les opposants du CFA, la faiblesse des investissements publics (qui limite l’accès aux infrastructures et à la formation) comme celle du crédit (qui limite l’accès aux capitaux) a accéléré l’informalisation des économies de la sous région, ce qui réduit les recettes fiscales des Etats.

 

 

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